Il arrivait que Jenessa partît en fin de matinée, peu pressée de retrouver un travail frustrant. Lorsqu’elle s’attardait ainsi, Yvann Ordier avait du mal à dissimuler son impatience. Comme ce matin-là. Caché derrière la porte de la cabine de douche, il tripotait l’étui en cuir de ses jumelles.
Son attention se concentrait sur le moindre mouvement de la jeune femme, le plus léger bruit, qui suscitait une image aussi précise que si le battant avait été grand ouvert, le rideau en plastique repoussé : les gouttelettes tombant sur ledit rideau quand Jenessa levait le bras, le sifflement plus grave de l’eau lorsqu’elle se penchait pour se frotter une jambe, les grosses gouttes s’écrasant mollement sur le carrelage pendant que, très droite, elle se lavait les cheveux. Yvann voyait le corps de Jenessa dans les moindres détails. L’évocation de leurs rapports nocturnes lui inspira un désir renouvelé.
Il se tenait trop évidemment à la porte, attendant trop visiblement qu’elle sortît, aussi reposa-t-il l’étui des jumelles et regagna-t-il la cuisine. Le micro-ondes lui permit de réchauffer un peu de café de la veille au soir. Jenessa n’avait toujours pas fini de se doucher. Yvann s’immobilisa devant la cabine ; le bruit de l’eau lui apprit que la jeune femme se rinçait les cheveux. Il l’imagina le visage levé dans le jet, sa longue chevelure noire plaquée au-dessus des oreilles. Elle conservait souvent la pose quelques minutes, laissant l’eau emplir sa bouche ouverte puis s’en écouler, dégringoler sur son corps. Deux cascades jumelles tombaient de ses mamelons, un minuscule ruisselet sinuait à travers ses poils pubiens, une fine pellicule luisante lui couvrait les fesses et les cuisses.
Partagé une fois de plus entre désir et impatience, Yvann alla ouvrir sa table de travail, fermée à clé, et s’empara de son détecteur de scintilles.
Il commença par vérifier les piles. En bon état, quoiqu’il les eût trop souvent rechargées ; il ne faudrait pas tarder à les remplacer. Le détecteur servait régulièrement : quelques semaines plus tôt, Yvann s’était aperçu par hasard que sa maison était infestée des microscopiques scintilles ; depuis, il les traquait chaque jour avec méthode.
Ce matin-là, un signal lui parvint à l’instant même où il allumait l’appareil. Il parcourut la maison, attentif aux subtils changements de tonalité et de volume du signal électronique. La traque le mena dans la chambre, où il brancha le circuit directionnel puis promena le détecteur au ras du sol. Il ne lui fallut que quelques instants pour trouver ce qu’il cherchait. Par terre, près des vêtements de Jenessa, posés sur une chaise.
Yvann sépara les poils de la moquette où, après un bref examen, il ramassa la scintille à l’aide d’une pince à épiler avant de l’emporter dans son bureau. La dixième de la semaine. Il existait les chances habituelles qu’elle eût été introduite dans la maison par hasard, accrochée aux cheveux, aux vêtements ou aux semelles de quelqu’un, mais ce genre de découverte mettait toujours mal à l’aise. Il la posa sur une lame puis l’examina au microscope. Aucun numéro de série n’était gravé sur la lentille sertie dans le silicone.
Jenessa, sa douche terminée, apparut sur le seuil du bureau.
« Qu’est-ce que tu fais ? demanda-t-elle.
— Une autre scintille, répondit Yvann. Dans la chambre, celle-là.
— Tu les trouves toujours. Elles ne sont pas censées être indétectables ?
— Je dispose d’un gadget capable de les localiser.
— Tu ne m’en avais jamais parlé. »
Il se tourna vers elle. Nue, coiffée d’un turban en éponge dorée ; le visage encadré de quelques boucles humides emmêlées.
« J’ai fait du café, annonça-t-il. Allons le boire sur le patio. »
Elle pivota et s’éloigna, les jambes et le dos encore humides. Il la suivit des yeux en pensant à une autre, la jeune Qataari de la vallée. Dommage que Jenessa suscitât en lui des sentiments aussi complexes. Au fil des dernières semaines, ils étaient devenus à la fois plus intimes et plus distants, à partir du moment où il avait compris qu’elle comblait les désirs éveillés mais insatisfaits par la réfugiée.
Revenant au microscope, il en retira la lame avec précaution puis fit tomber la scintille dans une boîte noire – imperméable à la lumière et au son, contenant déjà près de deux cents lentilles minuscules. Il regagna ensuite la cuisine, où il rassembla la cafetière et deux tasses avant de sortir dans l’éclat du soleil et le crissement des cigales.
Jenessa coiffait ses longs cheveux emmêlés. Debout dans la chaleur du matin, baignée d’une lumière aveuglante, elle évoqua ses projets de la journée.
« Il y a un nouveau dans notre département, annonça-t-elle. J’aimerais que tu fasses sa connaissance. Je lui ai proposé de venir dîner chez moi ce soir, avec sa femme.
— Qui est-ce ? demanda Yvann, qui répugnait aux entorses à son quotidien.
— Un professeur. Il vient d’arriver du Nord. »
Jenessa s’assit sur la murette entourant le patio de manière à projeter son ombre en direction de son compagnon, avec en arrière-plan le jardin éclatant. Consciente du regard d’Yvann, elle étalait sa nudité sans la moindre gêne.
« Qu’est-ce qu’il vient faire ici ?
— Observer les Qataaris. Qu’est-ce qu’un professeur d’anthropologie viendrait faire d’autre sur cette île ? Il sait que c’est difficile, bien sûr, mais il a obtenu une bourse d’étude, alors je suppose qu’on peut bien lui donner la chance de la dépenser.
— Pourquoi devrais-je faire sa connaissance ?
— Tu n’y es pas obligé, mais ça me ferait plaisir. »
Yvann remuait paresseusement le sucre en poudre dans son bol, le regardant se gonfler et tourbillonner tel un liquide visqueux. Le moindre grain était plus gros que la plus grosse, la plus puissante des scintilles. Si une centaine voire davantage des minuscules transmetteurs espions étaient mélangés au sucre, personne ne le remarquerait sans doute. Combien de scintilles restait-il au fond des tasses de café ? Combien en avalait-on par hasard ?
Jenessa s’allongea au sommet de la murette, appuyée sur les coudes. Ses seins aux tétons excités s’aplatirent sur son torse. Elle leva un genou, secoua ses longs cheveux pour les faire tomber dans son dos. Vérifia qu’Yvann la regardait toujours. Tel était évidemment le cas.
« Tu aimes regarder », constata-t-elle avec franchise. Elle se redressa, agitée, se tourna vers lui de sorte que son opulente poitrine s’arrondit à nouveau. « Mais tu n’aimes pas qu’on te regarde, hein ?
— Comment ça ?
— Les scintilles. Tu deviens très silencieux quand tu en trouves.
— Vraiment ? »
Il ne s’était pas rendu compte qu’elle l’avait remarqué, car il essayait en général de prendre la chose à la légère et pensait que Jenessa s’en fichait. Exhibitionniste de nature, peut-être appréciait-elle l’idée que des yeux inconnus suivaient le moindre de ses mouvements.
« Il y en a tellement, ajouta-t-il. Sur toute l’île. Rien ne prouve qu’on les introduise volontairement chez moi.
— N’empêche que tu n’aimes pas en trouver.
— Et toi ?
— Je ne les cherche pas.
— Celle de ce matin était dans la chambre. Cachée entre les poils de la moquette, de ton côté du lit. Si elle était branchée, quelqu’un t’a peut-être vue te déshabiller hier soir. D’en dessous.
— Quelqu’un me voit peut-être en ce moment même. »
Elle écarta un instant les jambes un peu plus largement, comme pour inviter une caméra espionne à s’approcher, s’empara de sa tasse et but une gorgée de café. Son calme n’était sans doute pas aussi parfait qu’il le semblait, car sa main tremblait ; un filet de liquide lui coula au coin de la bouche puis sur le menton, avant de s’écraser sur son sein nu. Elle l’essuya avec les doigts.
« Ça ne te plairait pas plus qu’à n’importe qui d’autre, dit Yvann. Personne n’aime être espionné.
— C’est vrai. »
Elle se leva, chassa les particules dures déposées sur son dos par la maçonnerie. Le sable et les petits débris de plâtre se dispersèrent autour d’elle tel du grain. Certains reflétèrent le soleil en tombant, avant de briller par terre à la manière de gemmes microscopiques.
Yvann déduisit de son mouvement qu’elle allait s’habiller pour partir travailler à l’université, au lieu de quoi elle prit une serviette sèche sous la table du patio, l’étendit au sommet de la murette puis se coucha dessus, le visage levé vers le soleil.
Comme la plupart des expatriés installés dans l’Archipel du Rêve, Yvann et Jenessa parlaient peu de leurs antécédents, entre eux ou avec autrui. Sur les îles, le Pacte de Neutralité maintenait en suspens passé et avenir, ce dernier s’avérant aussi scellé que l’Archipel, d’où personne n’avait officiellement le droit de sortir avant la fin de la guerre sur le continent austral. Personne, hormis les équipages des bateaux et les troupes des deux camps en présence, évidemment. Ainsi que les aviateurs qui passaient au-dessus de leurs têtes ; les missionnaires, les conseillers, le personnel médical ; les fonctionnaires gouvernementaux, les administrateurs des entrepôts de matériel militaire ; les putains, les escrocs, les vagabonds. Apparemment, ces gens-là allaient et venaient sans problème. La plupart des occupants de l’Archipel y restaient cependant, soit parce qu’ils y étaient contraints, soit parce que tel était leur bon plaisir. La neutralité était officielle mais ne pouvait perdurer que grâce à un accord étendu.
L’avenir éliminé, le passé perdait sa raison d’être. Les immigrés insulaires prenaient la décision consciente d’abandonner leur vie antérieure lorsqu’ils choisissaient la neutralité immuable. Yvann n’était que l’un de ces milliers d’expatriés. Jamais il n’avait raconté en détail à Jenessa comment il avait gagné la fortune qui lui avait permis de déménager sur l’île. Il s’était contenté de lui dire qu’il avait réussi dans les affaires grâce aux scintilles, après quoi il avait décidé de jouir d’une retraite précoce.
Jenessa parlait également peu de son passé. La première fois qu’il l’avait vue, il l’avait prise pour une insulaire de souche, mais il avait appris par la suite que ses parents étaient arrivés du nord dans sa petite enfance puis l’avait élevée sur Lanna. Techniquement, c’était une immigrée, comme lui, bien qu’elle fût à ses yeux presque indiscernable des véritables Lanniens par les attitudes, l’accent ou l’allure. Elle était devenue professeur d’anthropologie à l’université de Tumo, membre d’une des équipes cherchant sans succès à étudier les réfugiés qataaris.
Ce qu’Yvann ne voulait pas lui révéler, c’étaient les raisons pour lesquelles il possédait un détecteur de scintilles.
Il n’avait aucune envie d’évoquer son passé douteux, sa carrière d’homme d’affaires sans scrupule, menée largement aux dépens d’autrui. Reconnaître le rôle qu’il avait joué dans la prolifération des lentilles de surveillance – les scintilles – ne le tentait pas non plus.
Quelques années plus tôt, en pleine jeunesse opportuniste, il avait flairé l’occasion de gagner beaucoup d’argent, et il s’était jeté dessus. À l’époque, la guerre sur le continent austral s’était enlisée dans une impasse coûteuse à la fois en termes humains et monétaires. Les entreprises des forces armées se procuraient de l’argent par n’importe quels moyens, sous prétexte qu’il était nécessaire de trouver une issue. Elles vendaient notamment les franchises commerciales privées de matériel jusqu’alors classé. Yvann avait très vite obtenu les droits des scintilles espionnes.
Sa formule pour faire fortune avait été fort simple : vendre les scintilles d’un côté, les détecteurs de l’autre. Une fois lâchée dans le monde civil, la technologie était exposée à la copie et à l’imitation, mais il avait établi un système habile de brevets et de marques de fabrique qui lui permettait de toucher un flot de redevances. D’ailleurs, il restait le leader du marché, le principal distributeur des lentilles d’espionnage et de l’équipement captant les images digitales. Ses produits se vendaient plus vite que les usines de matériel militaire ne parvenaient à les fabriquer.
Un an après l’ouverture de ses bureaux, la saturation en scintilles était telle que nulle pièce de nul bâtiment n’était fermée aux yeux et aux oreilles d’autrui – ennemis, époux jaloux, criminels, adversaires commerciaux, agences gouvernementales ou simples voyeurs.
Les trois ans et demi suivants avaient vu croître la fortune d’Yvann. Son sens des responsabilités avait grandi en parallèle. Le mode de vie sur le continent septentrional avait été altéré à jamais : les scintilles servaient en telles quantités qu’elles étaient partout. Dans les rues, les jardins, les maisons, les magasins, les bureaux, les aéroports, les salles d’opération, les écoles, les voitures. On ne savait jamais si on n’était pas espionné, enregistré, guetté par un inconnu. Les comportements sociaux s’étaient modifiés : à l’extérieur, les gens conservaient un air neutre, ne faisaient ni ne disaient que des choses indifférentes ou inoffensives. Chez eux, non parce qu’ils se croyaient à l’abri du regard mais parce qu’ils étaient chez eux, ils se libéraient de leurs entraves pour se défouler. Chacun savait ce qui se passait derrière les portes closes car, bien sûr, on proposait à la vente des vidéos obtenues par scintilles de M. Tout-le-Monde entre ses quatre murs. Une industrie-reflet n’avait pas tardé à naître en réaction à cette prolifération : certains hôtels louaient des chambres garanties sans scintilles, bureaux et salles de conférences subissaient l’épreuve du détecteur avant les réunions ou les séminaires importants, on vendait des maisons passées au peigne fin, « nettoyées », où il était possible d’éviter l’invasion des scintilles ; des langages et signaux codés se répandaient, soi-disant intraduisibles à travers les yeux de poisson des minuscules lentilles qui voyaient tout le reste. Bien sûr, il n’existait pas de lieu réellement sûr. Où qu’on allât, on était espionné.
Enfin, en proie à un sentiment de culpabilité prédominant, Yvann avait vendu son entreprise à l’une des plus grandes compagnies d’électronique puis était parti avec sa fortune en exil dans l’Archipel du Rêve. Qu’il renonçât au commerce des scintilles ne changerait strictement rien à sa croissance fracassante, il le savait, mais il ne voulait plus faire partie de ce monde-là.
Parmi les nombreuses propositions des agents immobiliers spécialisés, il avait choisi l’île équatoriale de Tumo, où il avait acheté un grand terrain dans une région orientale isolée, loin du centre montagneux très peuplé. Bien des années auparavant, la propriété avait appartenu à une famille noble tumoïte dont le dernier descendant s’était éteint des décennies plus tôt, la laissant à l’abandon. Yvann avait fait raser les ruines, évacuer les débris, préparer le terrain à une nouvelle construction. Après quoi, installé en oisif dans un hôtel sûr de Tumo Ville, il avait organisé l’érection d’une grande maison moderne, barricadée au bord d’une longue vallée. Une fois la demeure terminée et meublée, les services en cours, les systèmes de sécurité testés et certifiés ; une fois la propriété et les bâtiments passés en revue puis débarrassés à plusieurs reprises des scintilles égarées, leur propriétaire s’y était installé.
Il avait vécu un moment dans un environnement à son avis vierge de scintilles, mais au bout du compte, il lui avait fallu admettre qu’il n’était nulle part totalement à l’abri. La première fois qu’il avait utilisé le détecteur, l’appareil lui avait révélé une infestation sur ce que les professionnels appelaient une base de dispersement aléatoire. En d’autres termes, la contamination modérée de sa maison et de ses terres tendait à prouver qu’elles n’étaient pas particulièrement visées. Après avoir localisé et retiré toutes les scintilles – ce qui lui avait pris des semaines –, Yvann avait vérifié sa propriété régulièrement. Jusqu’à une date récente, la dissémination des lentilles s’était révélée sporadique, aléatoire.
Quelques semaines plus tôt, cependant, il s’était aperçu qu’elles semblaient à présent infester sa demeure et les alentours sur une base organisée. La possibilité qu’il s’agît d’une couverture non ciblée demeurait, mais le nombre des scintilles augmentait, et elles apparaissaient aux endroits que la plupart des gens préfèrent garder privés : la chambre où Jenessa et Yvann faisaient le plus souvent l’amour, les pièces réservées au jeu ou à la détente, la cabine de douche, les W.C., le jardin clos, le patio où Jenessa avait l’habitude de s’asseoir, nue, après sa toilette matinale.
D’autres facteurs rendaient la prolifération alarmante.
Pour commencer, Yvann n’avait aucune idée de la manière dont on introduisait les scintilles chez lui. Il était impossible d’entrer ou de sortir de la propriété, excepté par le portail principal, qui ne s’ouvrait que de l’intérieur de la maison ou à l’aide d’une clé-radar portable dont seuls Jenessa et lui possédaient un exemplaire. Les autres accès à ses terres étant verrouillés, soit les indiscrets semaient les scintilles par la voie des airs, soit ils se débrouillaient pour s’introduire dans l’enceinte lorsque la demeure était inoccupée.
En regardant le ciel, les yeux plissés à cause du soleil éclatant, Yvann distinguait les tourbillons de condensation familiers laissés par les avions, spirales centrées sur la verticale. Les scintilles étaient souvent répandues d’en haut, mais en quantités saturantes. Comment une seule lentille, lâchée de cette manière, pouvait-elle se retrouver cachée dans les poils de la moquette, à côté de son lit ? D’une manière ou d’une autre, on s’introduisait chez lui.
Un deuxième problème le tracassait : la provenance des minuscules appareils ne semblait obéir à aucune loi. Certains possédaient le code des forces armées installées sur le continent austral, c’est-à-dire que leur utilisation sur une île constituait une violation du Pacte ; la plupart, cependant, achetés à des intermédiaires ou à de grands groupes commerciaux, portaient la marque d’organisations connues d’Yvann. Par une ironie dont il était conscient, elles pouvaient très bien sortir de ses cargaisons à lui. Toutefois, il en existait une troisième sorte, dépourvue de code et dont on ne pouvait donc remonter la piste. Évolution nouvelle, inquiétante. À l’époque d’Yvann, le marquage interne des scintilles avait été obligatoire.
Son existence actuelle était ostensiblement centrée sur sa relation insouciante quoique bien établie avec Jenessa, sa maison et son jardin, sa collection croissante de livres et d’antiquités. Il se rendait souvent dans d’autres régions de Tumo, véritable coffre au trésor archéologique, et profitait parfois des longues vacances de Jenessa pour visiter avec elle les îles voisines de l’Archipel. Depuis le début de l’été, se sentant raisonnablement heureux, en sécurité et détendu, il se réconciliait enfin avec sa conscience. Mais à la fin de la courte saison des pluies tumoïte, avec la première vague de véritable chaleur sèche, avait commencé le semis apparemment planifié de scintilles dans la maison. Au même moment, Yvann avait par hasard fait certaine découverte sur les réfugiés qataaris, s’infligeant une obsession qui depuis n’avait cessé de croître.
La vieille folie crénelée, construite des siècles plus tôt sur la crête marquant la bordure orientale de la propriété, en constituait l’épicentre. Lorsqu’il avait pris possession du terrain, son nouveau propriétaire, frappé par l’étrange beauté de l’édifice, lui avait épargné la démolition. Plus tard, en l’explorant, en escaladant ses murs de granite chauffés par le soleil, il avait trouvé quelque chose qui l’avait rapidement mené à l’obsession. C’était là qu’il avait vu pour la première fois la jeune Qataari, qu’il avait été le premier témoin des rituels des réfugiés. Qu’il les avait espionnés, aussi dissimulé à leur regard que les hommes décodant la mosaïque d’images digitales émise par les scintilles omniprésentes.
Jenessa paressait au soleil en buvant son café. Lorsque Yvann en refit, elle se resservit puis le pria d’aller à la salle de bains chercher son ambre solaire, dont elle s’enduisit lentement tel un chat à sa toilette. Elle demanda ensuite à son compagnon de lui en passer dans le dos, ce qui constituait parfois de simples préliminaires sexuels, mais tel ne fut pas le cas ce jour-là : elle se rallongea au soleil brûlant, luisante de crème, l’éblouissante lumière blanche découpant sur les courbes de son corps nu des marques brillantes irrégulières. Yvann, qui faisait mine de se sentir parfaitement à l’aise assis auprès d’elle, se demandait si elle comptait passer le reste de la journée avec lui, ce qui arrivait parfois. Il aimait ces périodes de paresse où ils allaient nager dans la piscine soit ensemble, soit tour à tour, faisaient l’amour, se doraient au soleil. La veille, Jenessa avait déclaré que du travail l’attendait à son bureau et parlé de son nouveau collègue, mais comme elle semblait prête à demeurer allongée sur la murette, il doutait à présent de ses intentions. Enfin, elle rassembla ses affaires et gagna la salle de bains la plus proche, où elle reprit une douche pour rincer la crème solaire, les cheveux cette fois protégés par un bonnet en plastique. Elle ne tarda pas à ressortir tout habillée sur le patio. Yvann l’accompagna jusqu’à sa voiture, ils échangèrent quelques derniers mots et baisers distraits, puis elle partit.
Immobile à la lisière ombreuse du bosquet le plus proche de l’allée principale, il regarda le portail s’ouvrir et se refermer. L’automobile s’engagea sur la piste menant à la route principale de l’île. Le nuage de poussière blanche soulevé par les pneus demeura en suspension longtemps après qu’elle se fut éloignée.
Yvann attendit, car il arrivait à Jenessa de faire demi-tour de manière inattendue.
Enfin, la poussière se redéposa ; la vue jusqu’aux montagnes ne fut plus troublée que par les luisances de la brume de chaleur. Alors il se retourna pour remonter l’allée.
Une fois rentré, renonçant à dissimuler l’impatience contenue avant le départ de sa maîtresse, il s’empressa de gagner son bureau afin de récupérer ses jumelles puis ressortit par la porte de service. Un court trajet le mena au grand mur de pierre rejoignant la base de la crête. Il ouvrit le cadenas du massif battant en bois qui livrait accès à une cour sableuse blanchie par le soleil, où l’enceinte entretenait déjà par cette journée immobile une chaleur étouffante. Après avoir recadenassé la porte de l’intérieur, Yvann grimpa d’un pas régulier la pente menant à la haute silhouette anguleuse de la folie crénelée, dressée au sommet de l’arête rocheuse.
L’édifice l’avait décidé à acheter la propriété, pourtant située dans une région de l’île trop éloignée de la plupart des autres Tumoïtes pour être pratique. La solitude attirait l’immigrant, mais peut-être pas à ce point. Quoi qu’il en fût, la petite bâtisse et la folie inspirée ayant présidé à son érection trois siècles plus tôt avaient emporté la décision. Yvann n’avait jamais douté de la nécessité de remplacer les autres constructions délabrées, mais il avait choisi dès le premier instant de préserver celle-là.
La crête marquant la limite orientale de sa propriété s’étendait presque droit du nord au sud à perte de vue, infranchissable sur toute sa longueur ou presque pour qui n’était pas équipé de chaussures d’alpinisme et de cordes. Ce n’était pas tant à cause de sa hauteur – devant la maison, elle ne dépassait jamais la plaine de plus de soixante ou soixante-dix mètres – qu’à cause de sa face brisée, hérissée d’innombrables petits rochers aigus mais friables, instables. Le passé géophysique devait comporter un soulèvement sismique ayant comprimé et élevé le terrain le long d’une profonde ligne de faille ; la croûte brisée évoquait deux feuilles d’acier cassant projetées avec une force étourdissante l’une contre l’autre, bord à bord.
Quoique la folie fût perchée en équilibre précaire au bord de la crête, Yvann n’eût su dire si la vie des bâtisseurs s’était trouvée exposée. La petite construction, dressée sur les rochers brisés, semblait sur le point de s’effondrer.
Lorsqu’il l’avait vue pour la première fois, l’arête rocheuse dominait une large bande semi-désertique, boueuse ou poussiéreuse suivant la saison, semée d’une végétation exubérante ; les réfugiés qataaris n’étaient pas encore arrivés, porteurs des changements qui avaient suivi.
Une volée de marches en pierre, appuyée contre le mur intérieur de la folie, menait aux créneaux. Avant d’emménager, Yvann avait payé ses propres bâtisseurs pour consolider plusieurs des degrés inférieurs avec des baguettes en acier et des étais en béton, mais la portion supérieure de l’escalier était restée en l’état. Se rendre sur l’étroit chemin de ronde demeurait possible, mais au prix de quelques difficultés et non sans péril.
À mi-hauteur du mur, avant les dernières marches consolidées, se trouvait la minuscule cellule secrète ménagée à l’intérieur de la muraille.
Yvann jeta un coup d’œil en arrière, contemplant le paysage depuis sa position vertigineuse : sa maison, aux toits couverts de rangées de tuiles régulières brillant au soleil ; les jardins alentour, arrosés en permanence, seule verdure ou presque à perte de vue ; derrière la demeure, l’énorme étendue de broussailles sauvages s’étirant jusqu’aux hauteurs brunes et pourpres de la chaîne tumoïte lointaine, couverte de signes de présence humaine. Par-delà la première rangée de pics, invisibles de la folie, Tumo Ville se blottissait dans une baie bleutée, cité moderne tentaculaire construite sur les ruines d’un port maritime mis à sac au tout début de la guerre. Au nord et au sud apparaissait l’argent étincelant de la mer. Au nord, simple bande posée à l’horizon, dissimulée pour l’essentiel par la courbe planétaire, s’étendait aussi l’île de Muriseay, ce jour-là enveloppée de brume.
Yvann tourna le dos à la vue pour s’engager dans la cellule, se glissant entre deux plaques de maçonnerie chevauchantes de toute évidence destinées à la dissimuler. Même depuis les marches dangereuses, juste devant la cachette, on ne voyait pas forcément qu’il existait une voie d’accès à l’intérieur du mur. Toutefois, comme Yvann l’avait découvert par hasard lors de sa première exploration des lieux, un espace chaud, obscur, assez vaste pour accueillir un homme debout, y avait été ménagé. Après être passé par l’ouverture en se tortillant, il se retrouva sur une saillie étroite, encore hors d’haleine à la suite de sa rapide ascension.
Le soleil radieux lui avait affaibli la vue, si bien que le minuscule réduit ne fut d’abord que noirceur. La seule lumière à y pénétrer émanait d’une fissure horizontale du mur extérieur, coupure de ciel éclatant.
Lorsque son souffle se fut calmé et sa vision ajustée, Yvann alla se poster à la place où il se tenait le plus souvent, cherchant du pied la plaque familière de roche polie. Sous lui s’étirait la totalité de la cavité interne, qui plongeait entre les parois de pierre irrégulières jusqu’aux fondations lointaines : lors de sa première visite, il y avait promené le rayon d’une torche puissante, pour découvrir que s’il glissait et tombait, il aurait peu d’espoir d’en réchapper.
Aussi s’assura-t-il avec les coudes en faisant passer son poids d’un endroit à l’autre ; aussitôt, un doux parfum lui monta aux narines. En posant le deuxième pied sur la plaque, il regarda vers le bas ; la faible clarté lui révéla une pâle tache colorée sur la saillie où il se tenait.
L’odeur était indéniablement celle des roses qataaris. La veille, le vent brûlant du sud avait soufflé toute la journée – la naalattan, comme on l’appelait sur Tumo. Un vortex de lumière et de couleurs s’était élevé de la vallée tandis que les pétales parfumés des célèbres roses se dispersaient en cercle. Beaucoup avaient été emportés jusqu’à la hauteur de la cellule, au point de vue avantageux. Certains avaient donné l’impression de planer presque à portée de la main d’Yvann, qui eût pu chercher à s’en emparer par la fente du mur. Il avait quitté sa cachette peu avant l’avivée de Jenessa, mais son départ avait précédé la fin du chaud blizzard coloré.
La fragrance des roses qataaris était réputée narcotique. L’odeur écœurante qui s’élevait des pétales écrasés sous ses pieds laissait une sensation sucrée dans le nez et la bouche d’Yvann. Il les balaya avec ses chaussures jusque dans la cavité du mur.
Enfin, il se pencha vers la fissure dominant la vallée. Là aussi, le vent avait déposé quelques pétales. Il les chassa du bout des doigts, attentif à les faire tomber dans le trou qu’il dominait et non à l’extérieur.
Levant ses jumelles, il se pencha jusqu’à ce que le pare-soleil de métal surmontant les lentilles de l’objectif reposât contre l’encadrement en pierre de l’ouverture. Avec une excitation croissante, il mit au point puis entreprit de passer en revue les Qataaris dans la vallée en contrebas.
Le soir venu, il se rendit en voiture chez Jenessa, à Tumo Ville. De mauvaise grâce, par loyauté. D’une manière générale, il n’aimait pas être obligé de frayer avec des inconnus, mais il savait de plus que ce jour-là, la conversation tournerait immanquablement autour des réfugiés.
Depuis sa découverte dans la folie, ce genre de discussion lui était désagréable, voire pénible, comme une sorte de viol des profondeurs intimes de son esprit. C’était d’ailleurs une des raisons pour lesquelles il n’avait jamais révélé ce qu’il savait à Jenessa. De même que le principal invité au repas du soir, elle était anthropologue ; elle avait passé l’essentiel de sa vie active à tenter de déchiffrer l’énigme des Qataaris. Yvann ignorait comment lui dire qu’il s’estimait en voie de le faire, parce qu’il se refusait à révéler de quelle manière mais aussi parce que ses explications l’obligeraient à avouer les plaisirs coupables qu’il goûtait.
À son arrivée, les autres invités étaient déjà là. Jenessa les lui présenta comme le professeur Jacj Parren et son épouse, Luovi. Parren lui fit une première impression défavorable : le petit homme grassouillet, passionné, lui serra nerveusement la main avec des mouvements saccadés puis lui tourna aussitôt le dos afin de reprendre sa conversation interrompue avec Jenessa. En temps normal, Yvann se fût rebiffé devant un comportement aussi impoli, mais la jeune femme lui lança un regard apaisant. Il était surtout là pour faire la paire ; on ne lui demandait pas d’apprécier Parren.
Après s’être servi un verre, Yvann alla s’asseoir près de Luovi.
Pendant que défilaient l’apéritif, l’entrée et le plat de résistance, la conversation roula sur des sujets banals, principalement l’Archipel. Les Parren, nouveaux venus dans le Sud, étaient très désireux d’en apprendre le plus possible sur diverses îles où ils allaient peut-être s’installer. Jusque-là, ils ne s’étaient rendus que sur Muriseay – première étape de la plupart des immigrants dans cette partie de l’Archipel – et sur Tumo.
Luovi sembla à Yvann plus intéressée que son mari par la description des îles, demandant systématiquement quelle distance les séparait de Tumo et combien de temps il fallait pour s’y rendre.
« Jacj doit habiter près de son lieu de travail, expliqua-t-elle.
— Il me semble t’en avoir parlé, Yvann, intervint Jenessa sans la moindre originalité. Le professeur Parren est ici pour étudier les Qataaris.
— Oui, bien sûr. Alors pourquoi ne pas vous installer sur Tumo, tout simplement ?
— Nous y avons pensé, naturellement, dit très vite le petit homme. Mais parmi les théories que j’ai développées sur les Qataaris, Jenessa va l’apprendre avec surprise, figure l’hypothèse qu’ils sont très sensibles aux odeurs. Le moindre lieu produit un mélange discret de senteurs spécifiques dû à la nature de son sol, de sa végétation, de son agriculture, son industrie, ce genre de choses. Or il m’apparaît que l’appareil sensoriel utilisé par les Qataaris pour se protéger pourrait bien être en partie olfactif. Si nous nous installions ici, nous deviendrions identifiables de la même manière que quiconque les approche couvert de la poussière de l’île, pour ainsi dire. Dans l’idéal, nous devrions donc vivre raisonnablement près de Tumo mais à un endroit possédant une signature odorante complètement différente.
— Je ne doute pas que vous teniez quelque chose », dit Yvann en sirotant son verre, même si l’argument lui paraissait manquer de logique.
« C’est une approche à laquelle personne n’a sans doute pensé avant vous.
— Alors quelle île nous proposeriez-vous ? demanda Luovi.
— Je vais y réfléchir. »
Parren le fixait d’un air agressif.
« Je sais ce que vous pensez, monsieur Ordier, lança-t-il. Pourquoi réussirais-je là où d’autres ont échoué ?
— Les Qataaris représentent un défi considérable, dit l’interpellé d’un ton neutre.
— Je n’aurais pas abandonné ma carrière à Jethra si je ne m’étais pas cru capable de le relever.
— Certes non.
— Il reste à tester tout un tas de méthodes.
— Vous avez des exemples ?
— Je peux vous donner le principal. Mes idées ne sont un secret pour personne. » Parren, passionné, se penchait en avant. « Le camp qataari présente une caractéristique à laquelle personne ne semble prêter attention. Une caractéristique si évidente que j’ai failli ne pas la remarquer, comme tous les autres anthropologues qui s’intéressent au sujet. Les Qataaris vivent à l’équateur.
— Tumo tout entière se trouve sur l’équateur », intervint Jenessa – intriguée, pourtant.
« Tumo est en effet à cheval sur l’équateur, mais il coupe bel et bien la vallée où se sont installés les réfugiés. Vous êtes-vous jamais demandé pourquoi, monsieur Ordier ?
— Par pur hasard, sans doute ? Je suppose qu’ils ont été envoyés là par les autorités après avoir quitté leur patrie. Il s’agissait sans doute d’un des rares endroits assez vastes pour accueillir un tel afflux d’immigrants sans abri.
— Non, monsieur, dit Parren. Cette vallée leur a été attribuée parce qu’ils Pont demandée, réellement demandée.
— Tumo n’est pas la seule île située sur l’équateur. Pourquoi l’auraient-ils choisie en particulier ?
— Parce qu’on ne voulait pas d’eux sur les autres ou qu’elles ne leur convenaient pas pour une raison quelconque. Je me suis intéressé de près à la question, et je suis à même d’affirmer que Tumo ne leur a pas été proposée immédiatement. Les Qataaris ont été promenés à travers l’Archipel des années durant avant d’arriver ici. Mais jamais ils ne se sont écartés de l’équateur de plus d’un ou deux degrés.
— Ils sont originaires du Sud, il me semble ?
— Oui. Je suppose que vous connaissez la localisation de la péninsule qataari… »
Les remarques de Parren prenaient enfin un sens pour Yvann. La péninsule qataari, rattachée au continent austral, constituait la longue extrémité septentrionale d’une énorme plaine triangulaire s’enfonçant dans la mer Centrale en ce qui était donc son point le plus étroit. Ce promontoire sous-continental, le désert du Tenkker, s’étirait tellement vers le nord que sa portion la plus excentrée, la péninsule qataari, traversait l’équateur. En conséquence de quoi elle s’étendait jusque dans l’hémisphère nord, cas unique pour une région du continent austral. Le Tenkker était habité en majorité par des nomades, exception faite des Qataaris. Les montagnes, patrie de ces derniers, séparées du reste du promontoire par un isthme marécageux où proliférait la mangrove, constituaient en réalité une île.
« Sans vouloir vous manquer de respect, Jacj, ces faits sont connus depuis des années, dit Jenessa. Les Qataaris n’en sont que plus intéressants, mais personne n’a jamais mis en évidence les effets de leur origine équatoriale sur leur culture.
— Exact. Personne n’a jamais non plus essayé de les observer d’en haut.
— D’en haut, répéta-t-elle, le fixant avec une incompréhension manifeste.
— J’ai bien l’intention d’innover. Le vortex temporel permet le vol stationnaire au-dessus de n’importe quel point de l’équateur. Je les étudierai d’avion. »
Jenessa entreprit de rassembler la vaisselle vide, qu’elle empila d’un air absent sans bouger de sa place.
« Ça ne marchera pas, professeur, reprit-elle.
— Je ne vois pas pourquoi.
— Parce qu’un appareil volant assez bas pour que vous puissiez vous livrer à vos observations suscitera la réaction habituelle.
— Le vortex temporel traverse l’habitat des Qataaris deux fois par jour : ils ont l’habitude de voir des avions juste à la verticale. N’importe qui pourrait les étudier de cette manière sans se faire remarquer. Quoi qu’il en soit, personne n’a jamais essayé.
— Peut-être avec raison. Le vol stationnaire est une illusion d’optique. Le vortex passe au-dessus d’ici aussi, mais l’emprunter ne donne pas une meilleure vue du sol.
— C’est vous qui le dites. Vous avez vérifié ?
— Moi pas, admit Yvann.
— Voilà. »
Parren se tourna vers les deux femmes comme pour quêter leur approbation.
Son hôtesse, refusant de croiser son regard, emporta les assiettes rassemblées dans la petite cuisine, séparée du salon par une demi-porte.
« Vous manquez d’ambition, ma chère Jenessa, lança Parren.
— Sans doute », répondit-elle.
Yvann, qui la voyait rarement en compagnie de ses collègues universitaires, sentit une brusque compassion l’envahir devant la condescendance que lui témoignait Parren. La frustration engendrée par l’échec des études tentées sur les Qataaris avait déjà eu raison de la carrière de plusieurs anthropologues, il le savait. Jenessa avait persisté, mais pas par ambition.
« L’ambition est le fondement de l’accomplissement », annonça Luovi, souriant d’abord à son mari, puis à Yvann.
« Pour un anthropologue ? demanda ce dernier.
— Pour tous les scientifiques. Jacj a renoncé à une brillante carrière afin de se consacrer aux Qataaris. Mais vous connaissez ses travaux, bien sûr.
— Bien sûr. »
Il se demandait combien de temps il faudrait aux Parren pour découvrir que nul ne venait en visite dans l’Archipel. Luovi anticipait les succès de son époux, s’imaginant que percer les mystères de la société qataari lui vaudrait un billet de retour pour Jethra, où il reprendrait sa fameuse carrière à un niveau plus élevé. Yvann en éprouvait un amusement méchant. Les îles étaient peuplées d’exilés ayant nourri des illusions similaires. Les rares moyens de retourner dans le Nord étaient inaccessibles à quelqu’un comme le professeur Parren.
Jenessa rejoignit ses invités, chargée du grand saladier en verre où attendait le dessert glacé qu’elle avait confectionné. Yvann l’examina discrètement, cherchant à deviner ce que la situation lui inspirait au juste. Dans l’après-midi, elle lui avait bien fait comprendre au téléphone que Parren était l’un des universitaires les plus influents de sa spécialité. Peut-être avait-elle professionnellement intérêt à ce qu’il se montrât protecteur avec elle, du moins en public, comme ce soir-là. Elle manquait bel et bien d’ambition, mais ce n’était pas tout.
La jeune femme, ayant passé presque toute sa vie sur Tumo, témoignait d’un nationalisme insulaire qui faisait défaut à Yvann. Elle lui parlait parfois de l’histoire de l’Archipel, de l’époque lointaine durant laquelle était né le Pacte de Neutralité. Au début, quelques îles avaient résisté à cette neutralité imposée. Les rebelles étaient demeurés unis des années durant dans un but commun, mais les grandes nations nordiques avaient fini par en venir à bout. L’Archipel tout entier était maintenant réputé pacifié. Pourtant, les autorités contrôlaient toujours les contacts entre certaines îles et entre les groupes distincts qu’elles composaient. Parren pouvait bien se bercer de l’illusion d’être libre de vivre où il le désirait, il s’apercevrait vite qu’en pratique, le choix était des plus restreints.
Comme le disait souvent Jenessa, son travail conservait en dépit des côtés frustrants un but précis, qui n’avait rien à voir avec la simple ambition. Nombre d’artefacts qataaris étaient disponibles pour qui voulait s’y intéresser, maintenant que les militaires avaient résolu le problème de la péninsule. Ces objets donnaient lieu à un flot ininterrompu de projets d’étude dont certains commençaient à porter leurs fruits. Sur un plan plus vaste, Jenessa et d’autres spécialistes considéraient leur travail comme une étape vers l’entrée tardive de l’Archipel du Rêve dans le monde moderne. Elle ne se faisait pas d’illusions sur l’intérêt immédiat des reliques qataaris – les sociétés culturellement dominantes du Nord lui demeurant fermées, jamais ses recherches ne produiraient de résultats définitifs – mais elle représentait malgré tout une intelligence scientifique qui enrichissait dans la mesure de ses moyens le savoir général.
« Et vous, monsieur Ordier, en quoi cela vous concerne-t-il ? s’enquit Parren lors d’un blanc dans la conversation. Vous n’êtes pas anthropologue, me semble-t-il ?
— C’est exact.
— Alors vous êtes dans…
— Je suis à la retraite.
— Si jeune ? intervint Luovi.
— Pas si jeune qu’il y paraît peut-être.
— Jenessa m’a dit que votre maison dominait la vallée des réfugiés. Je suppose qu’on ne voit pas leurs installations, de là-haut ?
— Il est possible de grimper sur les rochers. Je vous y emmènerai un jour, si vous voulez, mais l’ascension est relativement dangereuse.
— C’est aussi simple que ça ? Vraiment ? Il suffit d’escalader quelques cailloux ?
— Pour découvrir le campement, oui. D’une manière qui ne vaut pas mieux que les autres. Vous ne verrez rien. Ils postent des gardes le long de la crête.
— Alors je verrai les gardes !
— Évidemment. Mais vous n’en tirerez aucune satisfaction. Ils vous tourneront le dos dès qu’ils se rendront compte de votre présence. »
Parren, qui allumait un cigare à l’une des bougies de la table, se radossa, souriant, puis souffla une bouffée de fumée.
« C’est déjà une réaction, déclara-t-il.
— La seule, répondit Jenessa. Dépourvue de valeur pour l’observateur, puisqu’elle dépend de sa présence.
— Mais elle correspond à un schéma.
— Vraiment ? interrogea-t-elle. Comment pourrions-nous connaître leurs schémas de comportement ? Les quelques aperçus obtenus sont nettement insuffisants pour une étude sérieuse. Nous devrions nous intéresser à ce qu’ils feraient si nous n’étions pas là.
— Vous pensez que c’est impossible.
— Et si nous n’étions pas là du tout ? S’il n’y avait personne d’autre sur l’île ?
— Voilà que vous abandonnez la théorie pour le fantasme. L’anthropologie est une science pragmatique, ma chère. Nous nous préoccupons autant de l’impact du monde moderne sur des communautés isolées que de ces communautés proprement dites. Si nécessaire, nous nous imposons aux Qataaris pour examiner leurs réactions. Ce genre d’étude-là vaut mieux que pas d’étude du tout.
— Croyez-vous vraiment que personne n’ait essayé ? questionna Jenessa. Ça ne sert à rien, voilà tout. Les réfugiés attendent que nous repartions. Ils attendent, ils attendent, ils attendent…
— Comme je le disais, c’est déjà une réaction.
— Mais elle n’a aucun sens ! C’est une épreuve de patience.
— Une épreuve dont, à votre avis, les Qataaris sortent forcément vainqueurs ?
— Écoutez, Jacj… professeur Parren. » Jenessa, visiblement agacée, se pencha sur la table. Quelques mèches de ses longs cheveux tombèrent sur la part de dessert intacte posée dans son assiette. « Lorsque les Qataaris se sont installés ici, une équipe de notre département s’est rendue dans leur camp. Mes collègues testaient le genre de réaction dont vous parlez. Ils n’ont fait aucun mystère de leur présence ni de leurs buts. Les réfugiés ont juste attendu leur départ. Ils sont restés assis ou debout à l’endroit précis où ils se trouvaient à l’arrivée des anthropologues. Sans rien faire du tout pendant dix-sept jours ! Ni parler ni bouger ni boire ni manger. Pour dormir, ils se couchaient sur place. Dans une flaque de boue, dans leurs propres excréments ou sur de la roche, aucune importance. Et au réveil, ils reprenaient leur position initiale.
— Mais les enfants ?
— Aussi. Comme les adultes.
— Les fonctions corporelles ? Les femmes enceintes ? Elles ont attendu assises ?
— Oui, Jacj. Celles qui étaient déjà assises à l’arrivée de l’équipe. Je suis ravie que vous en parliez.
C’est à cause de deux d’entre elles que l’expérience a été interrompue. Il a fallu les hospitaliser. L’une d’elles a perdu son bébé.
— Elles ont résisté quand on les a emmenées ?
— Non… Les Qataaris ne résistent à rien.
— Et les tentatives suivantes ?
— Exactement pareilles. Il y a des différences de détail, bien sûr, mais en résumé, les Qataaris se conduisent de manière à interdire toute étude ethnologique. J’ai moi-même fait partie de plusieurs équipes d’observation avant que le travail sur le terrain soit interrompu. De nos jours, quelqu’un de l’extérieur n’a presque aucune chance d’obtenir l’accès à la vallée.
— Qui en décide ? Les Qataaris ?
— Non… nos autorités.
— Ce que vous nous avez rapporté ne contredit en rien les arguments de Jacj, intervint brusquement Luovi. L’attitude des Qataaris devant des intrus peut être interprétée comme une réaction au monde extérieur.
— Ça n’a rien à voir avec une réaction ! riposta Jenessa, se tournant vers elle avec une rapidité empreinte de violence. C’est l’inverse, la cessation de toute activité. Vous avez sans doute vu les photos…
— Je les ai vues », acquiesça Parren, méprisant.
« Alors vous êtes conscient du problème. Nous avons aussi des heures de film, à l’université. Vous n’avez certainement pas tout regardé, mais vous verrez : les réfugiés ne se tortillent même pas. Au bout de dix ou douze jours, ils sont encore là, immobiles, à nous regarder, à attendre que nous partions.
— Peut-être se plongent-ils dans une sorte de transe.
— Non, ils attendent, c’est tout ! Il n’existe pas d’autre interprétation. »
Devant l’animation de Jenessa, Yvann se demanda s’il ne retrouvait pas en elle quelque chose de son propre dilemme au sujet des Qataaris. Elle affirmait s’intéresser à la question de manière professionnelle et scientifique, mais par ailleurs, ses relations avec autrui étaient rarement dénuées d’émotion. De plus, les Qataaris constituaient un autrui bien particulier, et pas seulement pour les anthropologues.
C’était le peuple à la fois le mieux et le plus mal connu du monde. La moindre nation du continent septentrional lui était attachée par des liens historiques ou sociaux. L’une tenait de lui le mythe du guerrier : en cas de conflit apparaissait un Qataari, qui se battait pour elle avec une bravoure fanatique. Une autre possédait un héritage de palais ou de bâtiments publics conçus par des architectes qataaris, construits par des maçons et autres artisans qataaris itinérants. Des médecins qataaris arrivaient mystérieusement durant les épidémies. Des sauveurs qataaris se matérialisaient spontanément sur le théâtre des catastrophes naturelles. Des dramaturges, danseurs et autres artistes qataaris se produisaient, brillaient puis disparaissaient. Des athlètes, des infirmières, des mathématiciens. Ils arrivaient, ils imprimaient leur marque, ils repartaient.
Au physique, c’était un peuple de toute beauté. Dans la patrie d’Yvann, par exemple, le modèle d’Edrona – symbole universel de la puissance, de la sagesse et du mystère mâles, figé dans le marbre et célèbre de par le monde entier – était censé avoir été qataari. De même, une Qataari peinte par Vaskaretta neuf siècles plus tôt incarnait la beauté sensuelle et le désir virginal. Son image, pillée à des fins commerciales, ornait l’étiquette de dizaines de produits différents : cosmétiques, céréales, sous-vêtements, peintures murales, appareils électriques.
Pourtant, malgré les spectres de son histoire, la persistance de ses légendes, ses traditions vénérées, le monde civilisé ne savait rien ou presque des Qataaris ni de leur patrie.
Là où cédait la mangrove, là où s’élevaient les premières collines de la péninsule, couvertes d’une épaisse forêt tropicale, se tenait une rangée de sentinelles, de gardes semblables à nul autre. Les Qataaris n’empêchaient pas les étrangers de leur rendre visite, mais les gardes leur envoyaient un signal les avertissant de l’intrusion. D’ailleurs, il était rare qu’on tentât sérieusement d’accéder à leur territoire. Nulle piste ne traversait l’immensité du Tenkker. Sa région sud n’était que désert et montagnes, tandis que sa partie nord, plus proche de la péninsule, se couvrait peu à peu d’une dense forêt inexplorée. Jusqu’à l’isthme marécageux, infesté, qui défiait la traversée. L’approche par la mer était tout aussi difficile, car la côte rocheuse escarpée offrait peu de mouillages. N’ayant guère de contacts avec le monde extérieur, les Qataaris étaient réputés autosuffisants, mais on ignorait pratiquement tout de leurs coutumes, de leur culture ou de leurs structures sociales.
On les estimait cependant d’une importance unique. Leur société représentait sans doute un lien évolutif entre les nations civilisées du Nord, les innombrables peuplades de l’Archipel, les barbares et ¡es nomades du Sud. Les preuves de leurs talents et de leurs capacités intellectuelles se rencontraient en effet partout. Au fil des ans, bien des ethnologues avaient voulu parcourir la péninsule, mais l’attente et l’observation silencieuses dont Jenessa avait fait l’expérience les avaient frustrés sur le plan professionnel.
On ne connaissait avec une relative certitude qu’un des aspects de l’existence qataari : ces gens mettaient leur vie en scène. D’après les récits de leurs quelques visiteurs et les photos aériennes de leur pays, chaque village ou communauté comportait un théâtre à ciel ouvert qui ne se vidait jamais totalement. Les théories à ce sujet ne manquaient pas, mais on admettait à présent d’une manière générale que l’art dramatique constituait pour les Qataaris un moyen d’action symbolique : ils s’en servaient pour prendre diverses décisions, appliquer la loi, résoudre leurs problèmes, faire la fête.
Leurs rares œuvres littéraires à avoir atteint les bibliothèques du monde extérieur stupéfiaient le lecteur étranger. Prose et vers, rédigés sous forme théâtrale ou déclamatoire, s’avéraient pourtant impénétrables, elliptiques à un point exaspérant. Beaucoup de personnages, dotés d’une liste apparemment infinie de noms guindés, familiers ou abrégés, y jouaient semblait-il un rôle symbolique. L’analyse sémiotique des textes qataaris constituait dans les universités septentrionales une discipline académique majeure.
Les quelques voyageurs qataaris qui visitaient pour une raison ou pour une autre les pays nordiques n’évoquaient le sujet que de manière détournée. Une linguiste de la péninsule, venue à la surprise générale jouer les médiatrices lors d’une conférence politique au sommet, avait ensuite obligeamment accepté de parler de la vie qataari au cours d’un forum. Dans un discours mémorable, elle avait affirmé à des étudiants diplômés être une simple actrice d’une exposition culturelle, un micro énonçant des mots qu’il n’avait pas choisis. Tout ce qu’elle disait, y compris à l’instant même, avait été préparé par des ateliers d’improvisation et des équipes d’écrivains travaillant en collaboration. Ses réponses aux questions n’avaient été que des reformulations de cette exégèse. La transcription de la conférence demeurait un sujet d’étude, d’interprétation et de querelles pour les experts.
La guerre avait fini par atteindre la péninsule qataari, lorsque les troupes faiandaises avaient entrepris la construction sur les bas-fonds d’une base de ravitaillement en carburant proche de la côte. Le territoire qataari étant resté jusque-là zone non revendiquée, il s’agissait d’une brèche dans l’espèce de neutralité dont avaient bénéficié ses habitants. La Fédération avait organisé en réponse une véritable invasion de la péninsule, si bien que les Qataaris avaient subi de plein fouet la puissance destructrice de la guerre avec ses gaz de dissociation neurale, ses scintilles, ses incendies, ses averses d’acide. Les villages avaient été rasés, les roseraies brûlées, les civils tués par milliers. En quelques semaines, la société qataari avait été détruite.
Une mission humanitaire nordique avait évacué durant un court cessez-le-feu les survivants, qui n’avaient opposé aucune résistance. Après avoir fondé plusieurs colonies temporaires, ils avaient été transportés sur Tumo, où on leur avait construit un camp de réfugiés dans une vallée orientale reculée. Les autorités tumoïtes leur avaient d’abord fourni le nécessaire, mais les déracinés avaient commencé à affirmer leur individualité en un temps remarquablement court. Ils avaient érigé de grands écrans en tissu autour de leur périmètre et posté des gardes à tous ses points d’accès. Le site était réputé manquer d’hygiène et avoir été aménagé de manière primitive, problèmes que les autorités s’efforçaient de régler, mais les insulaires qui s’y étaient rendus après la mise en place des écrans – équipes médicales, conseillers agricoles, travailleurs sociaux – avaient tous fait le même rapport : les Qataaris attendaient.
Il ne s’agissait pas d’une attente polie ou agacée. Juste d’une cessation d’activité, d’un long silence.
Au bout d’un moment, la plupart des écrans – pas tous – avaient été abattus tandis que les nouveaux venus modifiaient à leur gré les éléments constitutifs du camp, qu’ils se répandaient peu à peu à travers la vaste zone allouée. À présent, la majeure partie de la vallée ne présentait plus de loin rien d’exceptionnel, compte tenu du terrain, des matériaux de construction disponibles et ainsi de suite. Toutefois, l’impossibilité d’entrer en contact avec les Qataaris subsistait. De grands écrans dissimulaient toujours certaines parties de leurs installations.
Les deux anthropologues avaient poursuivi la querelle. Parren s’adressait maintenant à Yvann :
« … vous maintenez qu’en grimpant sur les hauteurs près de chez vous, on voit les gardes qataaris ?
— Oui, répondit Jenessa, apparemment consciente que l’interpellé avait un instant laissé vagabonder ses pensées.
— Mais pourquoi sont-ils là, le long de la crête ? Je croyais qu’ils ne quittaient jamais le camp.
— La vallée tout entière leur a été donnée, expliqua-t-elle. Ils en cultivent la majeure partie.
— Des cultures vivrières, je suppose.
— Non. Des roses. Les roses qataaris.
— Alors on peut au moins les étudier en train de s’en occuper ! » commenta son collègue, l’air satisfait.
Jenessa jeta un coup d’œil désespéré à Yvann par-dessus la table. Il lui rendit son regard, s’efforçant de ne trahir aucun sentiment, penché en avant, les coudes au bord du plateau en bois, les mains jointes devant le visage. Quoiqu’il se fût douché avant de partir ce soir-là, une fragrance légère s’accrochait à sa peau. Les yeux fixés sur la jeune femme, il se sentait habité par une trace de l’agréable excitation sexuelle due au parfum des pétales de roses qataaris.
Les Parren s’étaient installés dans un des hôtels du port de Tumo Ville, où Jenessa alla les voir le lendemain matin. Les deux amants quittèrent en même temps l’appartement. Ils gagnèrent la voiture d’Yvann ensemble, amicalement enlacés, ce qui ne trahissait en rien la nuit qu’ils venaient de passer, d’une passion et d’une activité inhabituelles.
Il rentra chez lui sans se presser, l’esprit occupé par le sexe et par Jenessa, hésitant plus que jamais à céder à la tentation de la folie mais se demandant aussi plus que jamais ce qu’il verrait peut-être de la cellule. Parler des Qataaris avait ravivé son intérêt. Au début de son espionnage, il s’était dit pour s’excuser qu’il ne voyait que des choses insignifiantes, fragmentaires. Mais au fil des semaines, sa connaissance des Qataaris avait crû, et avec elle, le secret. Un lien s’était forgé tacitement entre les réfugiés et lui. Raconter ce qu’il savait fût revenu à trahir la promesse faite en son for intérieur.
Il gara sa voiture puis monta jusqu’à sa demeure en égrenant d’autres justifications à son silence. Les Parren lui déplaisaient. Il ne voulait rien dire pour encourager le professeur. L’exposition prolongée à la séduisante paresse tumoïte, sans parler du mode de vie relâché de l’Archipel, finiraient par changer le Nordique, mais jusque-là, il constituerait une influence abrasive pour Jenessa, qui traquerait les Qataaris avec une ardeur et un intérêt renouvelés.
La maison, hermétiquement close durant la nuit, sentait le renfermé. Yvann la parcourut afin d’ouvrir les fenêtres, de repousser les volets. Dans le jardin, dont il ne s’était pas occupé de tout l’été, fleurs et buissons montés en graines se balançaient doucement à la brise légère. Il les contempla d’un œil fixe en s’efforçant de trancher.
Le dilemme, de sa propre création, pouvait être résolu par la simple décision de ne jamais plus grimper jusqu’à la folie. Dans ce cas, il poursuivrait son existence telle qu’elle avait été jusqu’au début du long été équatorial sans tenir compte des réfugiés. Toutefois, il rappelait à cet instant un drogué persuadé qu’il lui suffit pour décrocher de s’y résoudre. L’appât de la cellule secrète agissait puissamment sur lui. La conversation de la veille au soir avait accru sa conscience du mystère qataari, lui avait rappelé la curiosité intense bien particulière suscitée par ce peuple étrange.
Ce n’était pas sans raison qu’il stimulait les impulsions romantiques et érotiques des grands compositeurs, philosophes, écrivains et autres artistes, habitait légendes et rêveries, infiltrait de son énigme les sociétés nordiques – à tel point que toutes leurs œuvres d’art suscitaient directement ou indirectement des images inspirées par les Qataaris. Même dans le caniveau, les moindres graffitis ressassaient leur influence, les plus basiques fictions pornographiques perpétuaient leur mythe.
Se défendre de céder à son obsession mettait Yvann au supplice. Pour s’occuper, il se baigna dans la piscine.
Plus tard, il ouvrit un des coffres longtemps négligés qu’il s’était fait envoyer du continent puis en rangea les livres sur les étagères de son bureau. À midi, cependant, la curiosité était devenue une faim dévorante. S’emparant de ses jumelles, il grimpa jusqu’à la folie.
En son absence, d’autres pétales étaient apparus dans la cellule. Il balaya du bout des doigts les contours de la fissure, porta les jumelles à ses yeux puis s’avança légèrement. Lorsqu’il atteignit le mur extérieur, le couvercle métallique des lentilles racla légèrement la pierre. Yvann changea de position, à peine, se servant de la minuscule saillie pour assurer son équilibre.
Le camp de réfugiés s’étendait de l’autre côté de la vallée peu profonde. Plusieurs des écrans familiers avaient été remis en place, cette fois dans la zone considérée d’après les manuels de Jenessa comme réservée à l’éducation. De grandes ondulations parcouraient les imposants rectangles de tissu, caressés par la brise du sud qui soufflait dans la dépression. Les jumelles ne fournissaient pas l’agrandissement nécessaire pour les rapprocher vraiment, mais Yvann, intrigué, se prit à espérer que le vent en soulèverait la jupe afin de lui révéler fugitivement ce qu’elle cachait.
Devant le camp, sur le fond irrigué de la vallée, s’étendaient les roseraies qataaris, aux plants si serrés qu’on ne distinguait depuis la crête qu’un océan d’écarlate, de rose et de vert.
Yvann scruta la dépression avec attention quelques minutes durant, promenant lentement les jumelles sur le paysage, jouissant du privilège de cette vision secrète.
De sa cellule, il avait d’abord observé les travailleurs des roseraies. La veille au soir, pendant le dîner, Parren avait mentionné avec un certain respect admiratif la possibilité d’apercevoir les réfugiés en train de soigner leurs fleurs. Au souvenir de l’excitation initiale que lui avait value sa découverte, Yvann avait ressenti pour lui un imperceptible frémissement de sympathie.
Aucun des Qataaris en vue n’avait pris la position d’attente, ce qui signifiait qu’on ne l’avait pas repéré.
Un petit groupe se tenait parmi les roses, plongé dans une discussion volubile. Au bout d’un moment, deux de ses membres partirent chercher de grands paniers, qu’ils se mirent à traîner par terre. Abandonnant leurs compagnons, ils commencèrent à parcourir d’un pas lent les longues rangées de rosiers pour cueillir les fleurs les plus épanouies et les plus rouges, qu’ils jetaient dans les paniers.
Rendu méthodique par des semaines d’espionnage, Yvann examina tour à tour chaque cueilleur. Il y avait en fait beaucoup de cueilleuses, qu’il regarda avec plus d’attention encore. Il cherchait une Qataari bien précise, qui ramassait les roses quand il avait découvert le poste d’observation d’où il pouvait regarder le camp sans être repéré. Pour lui, elle n’avait bien sûr pas de nom, pas même un surnom qu’il eût utilisé en son for intérieur comme abréviation. Par certains côtés, elle lui rappelait un peu Jenessa, mais après avoir longuement scruté son âme, Yvann avait admis que la ressemblance découlait juste de son sentiment de culpabilité.
La Qataari était plus jeune, plus grande, plus belle, indéniablement. Alors que Jenessa, les cheveux et le teint sombres, présentait un mélange attirant de sensualité et d’intelligence, la réfugiée était fragilité et vulnérabilité emprisonnées dans un corps d’adulte. Parfois, lorsque son travail dans la roseraie la rapprochait de la folie, Yvann distinguait dans ses yeux une expression captivante : ruse et incertitude, invite et retenue. Elle avait des cheveux d’or, une peau très pâle, les proportions classiques de l’idéal qataari tel qu’on le concevait de par le monde. Pour Yvann, c’était l’incarnation de la victime vengeresse née du pinceau de Vaskaretta.
Toutefois, Jenessa était réelle ; disponible. La Qataari lointaine, interdite, à jamais inaccessible.
Après s’être assuré qu’elle ne travaillait pas dans la roseraie, Yvann abaissa ses jumelles puis se pencha en avant jusqu’à presser le front contre la paroi de pierre rugueuse. Les yeux au plus près de la fissure, il regarda dans le cirque bâti par les réfugiés au pied de la folie.
Elle lui apparut aussitôt. Près d’une des douze statues creuses en métal qui entouraient l’arène nivelée. Accompagnée – jamais il ne l’avait vue seule. La jeune fille faisait partie d’un groupe mixte important qui préparait l’amphithéâtre, mais elle se tenait légèrement en retrait. On nettoyait les lieux, on les apprêtait : les hommes époussetaient et polissaient les statues, tandis que les femmes ratissaient les cailloux et jetaient de toutes parts des poignées de pétales de roses.
Quant à elle, elle les regardait s’activer. Vêtue de rouge, comme toujours : une longue robe qui la dissimulait sans l’entraver, sorte de toge aux multiples pans de tissu diaphane superposés.
Silencieux, attentif à ne pas se faire repérer, Yvann porta ses jumelles à ses yeux puis mit au point sur le visage de la Qataari. Le grossissement lui donna aussitôt l’illusion de se trouver plus près d’elle, donc plus désarmé face à elle.
Il remarqua que sa robe, fermée au cou, était fendue d’un côté. On distinguait la courbe de l’épaule, l’articulation du bras, la naissance à peine ébauchée de la poitrine. Si la jeune fille pivotait un peu vite ou se penchait en avant, le vêtement s’écarterait à coup sûr pour en révéler davantage. Yvann la fixait, pétrifié par sa sensualité inconsciente, presque négligente.
Aucun signe visible ne marqua le début du rituel : les préparatifs menèrent imperceptiblement aux prémices de la cérémonie. Les femmes qui dispersaient les pétales de roses, cessant de les jeter à terre, se mirent à en asperger leur compatriote solitaire. Les hommes qui nettoyaient les statues se glissèrent tous à l’arrière de celle qu’ils polissaient. Ils ouvrirent les effigies, au dos monté sur charnières, y pénétrèrent, s’y enfermèrent.
Le reste du groupe, où les deux sexes étaient représentés à parts quasi égales, se répartit autour de la petite arène, entre les statues.
La jeune Qataari s’avança pour prendre sa place au centre du cirque.
Yvann avait l’habitude de ces préludes ; bientôt commencerait la psalmodie. Quand il regardait l’énigmatique cérémonie, il en retirait toujours la certitude qu’elle se poursuivait un peu au-delà du point auquel elle avait été interrompue la fois précédente. Ou, si tel n’était pas le cas, les événements s’enchaînaient de manière à donner l’impression qu’on allait en voir davantage. Les possibilités duelles du rôle sexuel de la jeune fille devenaient de plus en plus tentantes.
La psalmodie naquit, douce, basse, dépourvue de mélodie. La Qataari tournait lentement sur elle-même, oscillante, soulevant les pétales entassés. Sa robe se balançait doucement ; comme Yvann s’y attendait, elle ne tarda pas à glisser plus bas sur l’épaule. Les pans de tissu se gonflaient, battaient, livraient des aperçus de cheville, de coude, de sein, de hanche. L’héroïne de la cérémonie, de toute évidence nue sous sa toge, jetait au passage un regard bref mais intense à chacun des hommes visibles. Peut-être s’agissait-il d’un défi, d’une provocation, d’une invite ou d’une sélection. Impossible d’en décider.
La pluie de pétales se poursuivait ; la belle Qataari tournoyait dans la petite arène, les foulant, les écrasant. Yvann s’imaginait sentir leur odeur monter jusqu’à lui, quoiqu’il sût que la fragrance enivrante provenait en grande partie de ceux tombés dans la cellule.
L’étape suivante lui était également connue. Une des lanceuses de pétales posa son panier puis s’avança droit vers le centre de l’amphithéâtre. Arrivée devant la jeune fille, elle déchira son propre corsage, écartant le tissu pour se dénuder les seins. Une deuxième femme s’approcha, poussa la première puis se découvrit à son tour la poitrine. Un homme se précipita alors dans l’arène, les rattrapa toutes les deux afin de les tirer en arrière avec de sévères reproches. Pendant ce temps, une autre sortait du rang et déchirait ses vêtements. Là encore, un homme s’empressa de la rejoindre pour la ramener à sa place.
Leur compatriote ne restait pas indifférente ; elle promenait sur son corps des mains voluptueuses, tirait à petits gestes impatients sur la robe légère qui l’enveloppait. Les pans de tissu tenaient de moins en moins bien.
Yvann se demandait comme toujours où allait mener la cérémonie. Il en attendait la suite avec impatience, car jamais, par le passé, le rituel ne s’était poursuivi bien longtemps. Abaissant une nouvelle fois ses jumelles, il se pencha en avant afin d’embrasser la scène du regard.
La jeune Qataari l’obsédait. Dans ses fantasmes, il s’imaginait que le cérémonial se déroulait en ces lieux, sous le mur de la folie, à son propre bénéfice, un bénéfice exclusif. Il rêvait qu’on en apprêtait pour lui l’héroïne, qu’elle constituait une offrande.
Il s’agissait cependant de fantasmes a posteriori, réservés à la solitude. Lorsqu’il se tenait dans le réduit, qu’il regardait le rituel, il avait une conscience aiguë de son rôle d’intrus secret dans le monde des réfugiés, d’observateur aussi incapable d’affecter le processus que l’était apparemment la Qataari.
La passivité d’Yvann se limitait toutefois à la non-intervention. D’une autre manière, très basique, il était de plus en plus impliqué dans la cérémonie, car chaque fois qu’il en épiait le déroulement sous sa cachette, l’excitation l’empoignait. Ce jour-là encore, la tension croissait dans son aine, sous l’empire d’un gonflement rigide. Il contemplait la scène familière, sans négliger l’intérêt secondaire que présentaient pour lui les brèves exhibitions des autres participantes.
Lorsque la jeune fille quitta le centre de l’arène, cependant, Yvann lui consacra à nouveau toute son attention. Comme une femme s’approchait d’elle en tirant déjà les lacets de son corsage, elle se porta à la rencontre de son aînée, arrachant un des longs pans de tissu écarlate de la toge qu’elle jeta de côté. Il tomba doucement sur les pétales tel un voile.
Yvann, les jumelles recollées aux yeux, eut un aperçu d’une brièveté exaspérante de la nudité révélée, avant que la belle Qataari pivotât et que sa robe translucide la recouvrît en grande partie.
Elle fit deux pas hésitants, trébucha, tomba en avant. Au centre de l’arène, là où les pétales étaient les plus épais. Un nuage rouge se souleva autour d’elle. Il ne s’était pas redéposé qu’un homme s’approchait à grands pas de la silhouette immobile. Il la poussa du bout du pied puis, y mettant toutes ses forces, la souleva pour la faire rouler sur le dos.
La jeune fille paraissait inconsciente – sa robe légère en désordre, les pans de tissu lâches tordus sur son corps inerte, les jambes et les bras nus. Le voile arraché découpait une diagonale de nudité qui lui courait entre les seins, sur l’estomac, la hanche. Les jumelles d’Yvann lui révélaient l’aréole rose pâle entourant un mamelon et quelques boucles de poils pubiens.
L’homme se tenait devant sa compatriote évanouie, visiblement décidé à la prendre. Accroupi ou presque, il se massait énergiquement les organes génitaux.
Fasciné par la scène, Yvann céda enfin à un plaisir exaltant. Alors qu’il atteignait l’orgasme, qu’il se libérait dans ses vêtements, il s’aperçut à travers les lentilles frémissantes des jumelles que la Qataari avait rouvert les paupières ; l’air égaré, les lèvres mi-closes, elle bougeait doucement la tête d’avant en arrière. Les yeux levés.
On eût dit qu’elle le regardait, lui.
Honteux, gêné, il s’écarta de la fissure dans le mur.
Le surlendemain, les Parren arrivèrent de bon matin à sa propriété. Après un petit déjeuner symbolique, les deux hommes partirent pour la crête, laissant Jenessa s’occuper de Luovi.
Sur les conseils d’Yvann, le visiteur s’était muni de bottes solides. Ils grimpèrent encordés, mais l’anthropologue, novice en la matière, glissa presque dès le début de l’ascension. Il dégringola le long d’une surface qui se désagrégeait, pour s’arrêter brusquement quand son compagnon prit son poids en charge.
Yvann assura la corde avant de rejoindre prudemment le petit homme ventru. Ce dernier, son équilibre retrouvé, regardait d’un air chagrin les égratignures qui lui marquaient bras et jambes sous ses vêtements déchirés.
« On continue ? lui demanda Yvann.
— Bien sûr. Laissez-moi juste une minute. Ce n’est rien. »
Toutefois, le défi que représentait l’ascension semblait avoir perdu son côté stimulant, fut-ce pour un moment, car Parren n’était visiblement pas pressé de repartir. La masse de la crête dominait les deux hommes.
Le regard du chercheur la suivit jusqu’à la folie, dressée un peu plus loin.
« Le château vous appartient, il me semble ? demanda-t-il.
— Ce n’est pas un château mais une folie.
— N’est-il pas possible de monter sur les créneaux ? Ce serait sans doute plus facile que d’escalader les rochers.
— Plus facile mais aussi plus dangereux. La folie tombe en ruine, et les marches ne sont consolidées que jusqu’à une certaine hauteur. De toute manière, je vous assure qu’on a une meilleure vue depuis la crête.
— Vous êtes donc monté sur les créneaux ?
— La première fois que j’ai fait le tour de la propriété, oui. Je ne m’y risquerais plus. » Yvann décida de tenter le coup. « Mais vous pouvez y aller seul, si vous voulez.
— Peut-être pas, répondit Parren en se frottant le bras du bout des doigts. Continuons par là. »
Son hôte repassa en revue la liste des précautions à prendre durant l’escalade, lui montra comment utiliser la corde, trouver des prises et des points d’appui, répartir son poids. L’arête n’était ni haute ni escarpée, mais les rochers se révélaient si instables et si cassants que le moindre faux mouvement risquait d’être désastreux pour les grimpeurs.
Ils repartirent enfin. Tout se passa bien jusqu’aux deux tiers de la pente, où Parren glissa à nouveau. Un cri lui échappa lorsqu’il tomba contre une grosse pierre qui saillait derrière lui.
« Vous faites trop de bruit, l’avertit Yvann après être descendu le rejoindre et avoir constaté qu’il n’était pas blessé. Vous voulez que les Qataaris nous entendent avant même que nous arrivions en haut ?
— Vous connaissez déjà le parcours. Pour vous, c’est différent.
— La première fois, j’étais seul. Je n’en ai pas fait une telle histoire.
— Vous êtes nettement plus jeune que moi. »
Les récriminations cessèrent lorsque Yvann retourna prendre sa place à la tête. Assis sur une plaque de pierre, il attendit de voir si Parren voulait poursuivre l’ascension. L’anthropologue passa quelques minutes à bouder puis, comprenant sans doute que son compagnon faisait ce qu’il pouvait pour l’aider, le rejoignit d’un pas lent. Yvann prit le mou de la corde.
« Vous avez raison, lui dit le petit homme à voix basse. Je suis désolé d’avoir fait autant de bruit pour rien.
— Ne vous inquiétez pas.
— Vous croyez que les Qataaris se doutent de notre présence ?
— On ne peut pas le savoir avant d’arriver au sommet.
— Alors vous pensez qu’ils m’ont entendu ?
— Je me suis posé la question. Le vent est très bruyant, aujourd’hui. Peut-être vous en sortirez-vous. Autant qu’on sache, ils n’ont pas de facultés surhumaines. À partir de maintenant, soyez le plus discret possible. » Yvann montra du doigt le haut de la pente. « Nous arriverons dans cette dépression-là. Ce n’est pas exactement l’endroit où je suis allé la dernière fois, mais ça n’en est pas loin. Si les Qataaris n’ont pas modifié la répartition de leurs gardes, vous verrez que le plus proche se trouve à une certaine distance. Avec de la chance, ils ne vous repéreront qu’au bout de quelques minutes. »
Il repartit en rampant, posant les pieds sur les meilleurs points d’appui, qu’il désignait en silence à l’anthropologue. Là, près du sommet, les morceaux de pierre brisés se raréfiaient, de sorte qu’on risquait moins d’en déloger. Parren suivait, muet. Enfin, Yvann atteignit une large dalle rocheuse située juste sous le bord de la crête et s’y allongea sur le ventre en attendant le scientifique.
Ils restèrent là une ou deux minutes, sans mot dire, le temps que leur souffle s’apaisât. La plaque, chauffée par le soleil, leur brûlait le visage et les mains.
« Si vous voulez encore un conseil, murmura Yvann, ne vous servez pas tout de suite de vos jumelles. Prenez d’abord une vue d’ensemble, puis observez aux jumelles les sujets les plus proches.
— Pourquoi ça ?
— Dès que nous serons repérés, les gardes crieront. L’avertissement partira d’ici. »
Les jumelles de Parren pendaient à son cou. Yvann tira les siennes de leur étui.
« Prêt ? » demanda-t-il très bas.
L’autre acquiesça. Ils rampèrent tout doucement vers le haut jusqu’à voir par-dessus la crête dans la vallée en contrebas.
Un groupe de cinq Qataaris se tenait juste en dessous d’eux, fixant d’un air patient l’endroit exact où ils venaient d’émerger.
Yvann se rejeta en arrière par réflexe, mais le cri des gardes s’éleva au même instant : il ne subsistait pas la moindre chance de les surprendre.
En remontant à sa place, il s’aperçut que l’avertissement se déployait. Les hommes postés en contrebas de la crête tournaient le dos aux espions, tandis que dans la roseraie, sur les berges du mince ruisseau, aux abords du camp, la moindre activité s’interrompait. Les réfugiés attendaient, figés dans une immobilité passive.
Parren, maniant ses jumelles avec maladresse, s’efforçait de tout regarder sans lever la tête.
« Plus la peine de vous cacher, lui dit son guide. Levez-vous si vous voulez. Vous verrez mieux. »
Lui-même s’installa le plus confortablement possible au bord de la plaque. Un instant plus tard, le scientifique s’asseyait, lui aussi. Le visage brûlé par le soleil, ils contemplèrent la vallée, l’examinèrent de long en large aux jumelles.
Yvann poursuivait ses propres buts. Pendant que son compagnon cherchait ce qui l’intéressait, quoi que ce fût, lui parcourait systématiquement la roseraie du regard, passant d’une personne à l’autre. La plupart lui tournaient le dos, et à pareille distance, grossissement ou pas, il était difficile de bien les voir. Le cœur d’Yvann battait avec une telle force que ses puissantes jumelles trépidaient entre ses mains, faisant sauter l’image. Il y avait indéniablement une femme. Il la fixa un moment, incapable d’obtenir la certitude qu’il ne s’agissait pas de la jeune Qataari du cirque.
Pendant que Parren poursuivait ses observations, Yvann braqua ses jumelles de côté, en direction de la folie. La disposition du terrain lui dissimulait l’arène proprement dite, mais il distinguait deux des statues creuses qui l’entouraient. Voir si on célébrait un rituel en cet instant lui était impossible – de toute manière, il se trouvait trop loin de l’amphithéâtre – mais il voulait vérifier s’il y avait des gens dans cette partie de la dépression. Toutefois, hormis pour le garde posté près de la folie, aucun signe d’activité ne lui apparut.
L’examen muet de la vallée figée prit quelques minutes supplémentaires. L’anthropologue tira un calepin, réalisa quelques croquis de la scène puis rédigea deux pages de notes d’une petite écriture serrée. Son guide le regardait faire, les yeux mi-clos à cause du soleil radieux ; il sentait le sommet de son crâne gonfler à la chaleur.
Le rocher qui leur servait de siège était entouré de pétales de roses dispersés, recroquevillés et desséchés. Pendant l’ascension, Yvann en avait remarqué d’autres sur toute la partie inférieure du plissement de terrain, encore doux et colorés ceux-là, peut-être parce qu’ils étaient à l’abri du soleil. Il ramassa un des plus secs, le plia puis l’écrasa entre ses doigts. Le pétale tomba en poussière, qui dériva lentement jusqu’à terre lorsque Yvann se frotta les mains.
Ses notes terminées, Parren examina de nouveau la vallée aux jumelles, avant de dire qu’il avait vu tout ce qu’il voulait voir.
« Vous avez une idée du moment où ils arrêteront ce cirque ? demanda-t-il.
— Sans doute quand ils s’estimeront tranquilles. Mais vous pouvez être sûr qu’aucun d’eux ne bougera un cil avant que nous soyons partis depuis longtemps. »
Parren regarda au loin : la demeure d’Yvann, le paysage poudreux alentour, les montagnes embrumées de chaleur en toile de fond.
« Vous croyez que ça vaudrait la peine d’attendre ici, hors de vue, une heure ou deux ? J’ai le temps.
— Ils en ont davantage. Ils savent que nous sommes là. Autant rentrer.
— On aurait dit qu’ils nous attendaient.
— Je sais. » Yvann jeta un coup d’œil d’excuses à son compagnon. « Sans doute parce que je vous ai amené sur la partie de la corniche où j’étais déjà venu. Nous aurions dû essayer ailleurs.
— Nous essaierons la prochaine fois.
— Si vous pensez que le jeu en vaut la chandelle. »
Ils entreprirent de redescendre, Yvann ouvrant le chemin. Sous le soleil de plus en plus ardent, la marche ne tarda pas à devenir franchement désagréable. Ils étaient tentés d’emprunter des raccourcis pour en finir plus vite, mais les surfaces instables et les bords déchiquetés des rochers leur rappelaient en permanence les dangers de l’entreprise.
L’anthropologue demanda le premier une pause et s’accroupit à l’ombre d’un surplomb. Yvann monta le rejoindre pour s’asseoir près de lui. Ils burent tous deux à leur bouteille d’eau, s’essuyant la bouche du dos de la main. En contrebas, légèrement décalés, à portée de main semblait-il, la maison et les jardins se découpaient sur le paysage gris-brun telle une maquette en plastique aux couleurs vives. Les silhouettes de Jenessa et Luovi se prélassaient au bord de la piscine, côte à côte sous un grand parasol.
« D’après Jenessa, vous avez travaillé dans les scintilles », commença Parren.
Yvann le regarda, surpris.
« Pourquoi vous a-t-elle raconté une chose pareille ?
— Je le lui ai carrément demandé. Je connaissais votre nom. Après tout, nous sommes tous les deux Faiandais. Quand elle m’a parlé de vous, ça m’a rappelé votre histoire, ce que la presse en a dit.
— Eh bien, au moins, vous comprenez pourquoi je suis venu dans les îles. Je n’ai plus rien à faire avec les scintilles. C’est du passé.
— Certes, mais vous en savez toujours davantage sur le sujet que la plupart des gens.
— À quoi cela peut-il bien servir, ici, dans l’Archipel ?
— Cela pourrait m’être extrêmement utile. J’ai besoin d’un conseiller possédant des connaissances particulières. De vous, en d’autres termes.
— Quel genre d’informations vous faut-il ? demanda Yvann, résigné.
— Tout ce que vous pouvez me dire.
— Je crois que vous vous faites des idées sur moi, professeur Parren. Jamais je n’ai eu quoi que ce soit à voir avec la technologie des scintilles. Je n’étais qu’un fournisseur, un agent commercial.
— Je sais. Mais je sais aussi que vous n’êtes pas totalement honnête en disant cela. Si vous n’êtes pas un expert en scintilles, alors il n’en existe pas.
— Je n’ai pas beaucoup parlé de mon ancien métier à Jenessa. Elle n’aurait pas dû le mentionner. Je n’ai sur les scintilles presque aucune information qui ne soit maintenant de notoriété publique. Les techniques se sont améliorées. L’équipement que je vendais est dépassé depuis des années.
— Je n’ai donc pas vu chez vous un détecteur de scintilles ?
— Écoutez, je ne comprends pas pourquoi vous vous intéressez à ça. »
Parren, penché en avant, sortait de l’ombre du surplomb. Ses manières s’étaient modifiées.
« Je ne vais pas mâcher mes mots, monsieur Ordier. J’ai besoin de certaines informations, que vous êtes clairement la personne la plus à même de me donner. Par exemple, je veux savoir s’il existe dans l’Archipel des lois interdisant le déploiement des scintilles.
— Mais enfin, pourquoi une chose pareille vous tracasse-t-elle ?
— Parce que je veux utiliser cette technologie pour observer les Qataaris. J’aimerais avoir votre opinion là-dessus. Et compte tenu de la scène à laquelle nous venons d’assister, j’aimerais savoir si à votre avis, ils disposent d’un moyen quelconque de brouiller les signaux des scintilles.
— Je peux déjà vous assurer qu’il n’existe pas de loi en interdisant l’usage. Du moins pas de loi exécutoire. Il y a juste le Pacte de Neutralité, dont je n’ai jamais entendu dire qu’on l’ait invoqué contre les utilisateurs de scintilles. En répandre est souvent considéré comme une atteinte au traité, mais pour ce que j’en sais, cela n’a donné lieu à aucun procès. Certaines îles ont peut-être voté des lois locales. Ce n’est pas le cas de Tumo.
— Et le reste ?
— Il vous est évidemment possible de déployer les scintilles si vous disposez d’un moyen de les répandre sans que les Qataaris le sachent.
— C’est le plus facile. Je compte utiliser un avion, je vous l’ai dit. Une compagnie de Tumo Ville m’a promis de me fournir l’équipement nécessaire pour un lâcher de scintilles nocturne.
— Vous avez de l’avance sur moi, remarqua Yvann d’un ton bénin. Qu’est-ce qui vous fait croire que les Qataaris pourraient brouiller les émissions ?
— Ils ont l’expérience de ce genre d’espionnage. Les deux camps s’en servaient durant la campagne de la péninsule. Les militaires en font toujours trop : les Qataaris devaient patauger dans les scintilles. Même un peuple relativement arriéré n’aurait pas eu trop de mal à deviner à quoi elles servaient. Or nous savons très bien vous et moi que nous ne parlons pas d’arriérés.